Le matraquage médiatique qui nous bourre le crâne 

« La technologie du ciblage individuel sera si performante qu’il sera vraiment dur pour les gens de regarder ou de consommer quelque chose qui n’a pas été d’une manière ou d’une autre taillé pour eux. »  

-Eric Schmidt, PDG de Google, Wall Street Journal, 2010

Imaginons maintenant qu’une idée ou pensée vous vient à l’esprit et que vous voulez vite confirmer qu’elle colle bien à la réalité. Rien de plus simple que de trouver la réponse à la question, car on a tous des appareils omniscients dans la poche. Il suffit de demander à la déesse Siri ou de taper dans Google pour voir que nos idées sont correctes et bien fondées, sinon scientifiquement valables. Tout d’un coup, on a cette réassurance qui nous permet de penser : « Je savais que j’avais raison ! Comme je suis intelligent ! » Pas de succès immédiat ? Pas de souci. Si on est assez motivé pour trouver des « preuves » en ligne, on pourrait sauter la première page des résultats pour enfin dénicher un site ou un blog d’une qualité douteuse qui soutient nos idées. Cherchez, vous trouverez. Et voilà, mission accomplie, on partage la découverte tout de suite sur les réseaux sociaux. Là, vous voyez bien où on voudrait en venir pour cette leçon. Grâce aux nouveaux médias, toutes les hypothèses sont permises, même les plus dangereuses. Les idées et les croyances les plus farfelues sont justifiées, encouragées et cultivées quelque part sur le web et cela ne peut que nous mener droit au désastre. 

Ce qu’on appelle une caisse de résonance (ou une chambre d’écho) médiatique sert à amplifier les valeurs et les croyances de ceux qui y participent. Cela exclut les points de vue différents, puisqu’on ne fait que répéter les mêmes idées qui correspondent à ce qu’on croit déjà. Aucun débat sérieux n’est possible sur les prémisses des idées, et en plus, des corrections ou des renseignements contradictoires n’ont aucune place dans ces systèmes fermés. Certes, cette sorte de bulle impénétrable remonte bien avant l’apparition des réseaux sociaux numériques. Ça fait presque 25 ans que Rupert Murdoch a fondé sa fameuse chaîne d’information conservatrice (qui demeure tristement loin d’être juste et équilibrée comme suggère son slogan risible). Les critiques de cette chaîne la voient comme un des meilleurs exemples d’une caisse de résonance médiatique qui précède l’ère numérique. Paul Weyrich, un stratège républicain, a observé que la réélection de George W. Bush en 2004 était due en grande partie à Fox News. Selon Weyrich, la chaîne conservatrice permettait à son parti politique de communiquer directement un message et d’établir des liens sans précédent avec des téléspectateurs conservateurs. Pour lui, c’était plus facile que jamais de diffuser un message ciblé à une certaine population. Mort en 2008, il n’a pourtant jamais vu le vrai potentiel de la technologie d’influencer une élection moderne. 

Les notions les plus anciennes et les moins scientifiques se sont propagées pendant des siècles sans aucun besoin de la toile. Bien qu’on ait calculé la circonférence de la Terre dans l’antiquité, il y a encore des gens qui insistent que la Terre est plate. Malgré les preuves accablantes du contraire, les idées les plus ridicules persistent. Ça fait 50 ans qu’il y a des rumeurs collectives sur le programme Apollo 11 dans lequel les astronautes ricains ont touché (ou pas touché) le sol lunaire. Rappelons de nouveau que quoi qu’on pense, on n’est jamais le seul à le penser. La nature humaine étant ce qu’elle est, les gens sont constamment à la recherche des communautés auxquelles ils veulent appartenir et dans lesquelles leurs idées sont appréciées. Qu’est-ce qui a changé, alors ? Bref, le plus grand changement est sans doute la facilité d’identifier des gens qui partagent nos idées. En trois clics, on trouve des centaines de milliers de gens qui croient que la Terre est bien plate et qui seraient super contents d’accueillir au club de nouveaux « libres penseurs ». Évidemment, il y a toujours eu des communautés qui ne remettent pas en question leurs idéologies et qui cherchent des substituts aux médias dominants ou officiaux. De nos jours, on consomme les infos qui nous plaisent et on écoute les journalistes qui partagent notre vision du monde. Bien que cela ne soit pas un nouveau phénomène, il convient de signaler que les « faits alternatifs » se sont multipliés ces dernières années grâce aux nouveaux médias. 

Bon, il serait trop facile de jeter l’éponge en se disant « les goûts et les couleurs, ça ne se discute pas ». Autant de têtes, autant d’avis. Il serait donc inutile d’essayer de convaincre quelqu’un du fait qu’il est coincé dans une caisse de résonance médiatique. D’ailleurs, qu’est-ce qu’on risque à laisser ces gens paumés propager leurs croyances et leurs idées infondées ? Il devrait être clair pourtant que des conséquences graves suivront les pires de ces idées. Prenons comme exemple une seule étude de 1998 qui a souligné un lien entre les vaccins et l’autisme. On a tous entendu parler de cet article qui a été retiré et ensuite démenti par des dizaines d’études scientifiques. C’était clairement de la mauvaise science, mais les corrections sont arrivées trop tard – on a semé le doute et on vit aujourd’hui avec ses fruits. Ce qui est particulièrement préoccupant et néfaste chez les chambres d’écho, c’est qu’on n’a pas besoin de beaucoup d’évidence pour en créer une. La graine la plus petite risque de devenir l’arbre le plus grand. Alors, bien que l’absence de lien entre vaccin et autisme ait été confirmée scientifiquement plusieurs fois, on continue à voir les cas de rougeole augmenter en France et ailleurs. Une maladie qui a été presque éliminée dans le monde a vu 136 000 morts en 2018. 

Le piège n’est toutefois pas facile à éviter lorsqu’on passe beaucoup de temps sur les grandes plateformes numériques. Lors de son TED Talk en 2011, Eli Pariser a tiré la sonnette d’alarme pour dénoncer ce qu’il a nommé des « bulles de filtre ». Comme il l’explique lors de sa présentation : « votre bulle de filtres est votre propre, personnel, unique univers d’information dans lequel vous vivez en ligne ». Le problème, selon Pariser, c’est que le contenu de cette bulle n’est pas décidé par nous – ou plus précisément, c’est décidé par nous avec nos clics les plus impulsifs. Si on a tendance à aimer les posts de nos amis conservateurs plus que ceux de nos amis libéraux, ces derniers vont disparaître de notre flux d’informations personnalisé. Si on clique plus sur les histoires sensationnelles (des pièges à clics), il y aura moins d’histoires légitimes et raisonnées qui s’afficheront. En effet, on finit bientôt entouré par un régime d’information non équilibré. Pariser compare cela à la malbouffe médiatique. Il conclut sa présentation ainsi : « Nous avons besoin que la technologie nous fasse connaître de nouvelles idées et de nouvelles personnes, de différentes perspectives. Cela ne sera pas possible si les algorithmes nous laissent isolés dans un réseau fait d’une personne ». La présentation de Pariser était un peu en avance sur son temps, car il y avait très peu de gens à l’époque qui voyaient clairement le danger de la situation. Mais, en 2019, il est clair comme de l’eau de roche que Pariser a lancé un appel prophétique. 

Plus d’un siècle a passé depuis la présentation du célèbre credo des journalistes de Walter Williams, fondateur de la première école de journalisme au monde à l’Université du Missouri. Ce court document commence ainsi : « Je crois que la presse est investie d’une mission au service du public ; que tous ceux qui travaillent pour elle sont, sous leur responsabilité pleine et entière, des éducateurs de l’opinion ; que s’ils se fixaient le moindre objectif, ils trahiraient de ce fait la confiance dont ils sont les dépositaires ». Williams voyait que le journalisme était déjà en crise en 1914. Les chambres d’écho médiatiques et la presse impartiale menaient une guerre de l’information et Williams ne supportait plus l’attaque. Malheureusement, cent ans plus tard, on voit très peu d’efforts chez les grandes plateformes numériques de se conformer à ce code de déontologie professionnelle. Aux yeux de certains, ce n’est même pas leur taff, car ils ne font que fournir des outils numériques de partage – ce n’est pas comme si les contenus sont créés par les plateformes, c’est juste une question de diffusion. Cela étant dit, tant que nous continuons à laisser la rédaction des infos aux algorithmes qui cherchent seulement à maximiser notre engagement en ligne, nous finissons par faire du mal, à nous-mêmes et aux autres. 

Nous sommes tous susceptibles d’accepter les idées et les informations qui nous semblent raisonnables et qui se conforment à notre compréhension du monde et à nos expériences personnelles. Bien que les psychologues aient beaucoup étudié ce phénomène (dénommé le biais de confirmation d’hypothèse), on n’arrive pas encore à atténuer ses effets pervers chez les nouveaux médias. Cela nous fait plaisir d’avoir raison, de consommer de la malbouffe médiatique, de trouver une communauté qui partage nos valeurs, de nous sentir supérieurs et plus malins que les autres. Tout cela est rendu possible et amplifié par les plateformes qui personnalisent nos infos et qui nous laissent piégés dans des bulles de filtres. Si notre fil d’actualité existait en chair et en os, on saurait tout de suite qu’il s’agit d’un faux ami flagorneur : « J’aime ce que tu aimes. Quelle coïncidence ! Ce sont tes opinions les plus importantes. Voilà une histoire qui te plaira. Mangeons encore ces bonbons au lieu de cette salade mixte que tu as choisie. » Il est bien dommage que notre ami numérique ne soit pas plus facile à reconnaître pour ce qu’il est et pour le rôle qu’il joue dans notre vie. La première étape est sans doute d’avouer que cette relation est malsaine. Il semble que les voix de Pariser et de Williams soient plus pertinentes que jamais. Si les géants médiatiques refusent de modifier leurs systèmes dans l’intérêt de notre démocratie et de notre avenir, ce sera à nous de faire éclater leurs bulles. 





Questions de réflexion 

Est-ce que vous connaissez quelqu’un qui vit complètement dans sa bulle de filtres ? Qu’est-ce qu’on risque en signalant la nature du piège à nos connaissances ? 

Qui est plus responsable pour les infos qui s’affichent sur nos écrans – nous, ou les grandes plateformes qui favorisent et diffusent ces contenus ? Expliquez. 


Tâches pour aller plus loin

Il existe des équipes chez Facebook qui travaillent constamment pour identifier et signaler les théories du complot partagées sur la plateforme. Croyez-vous que ces gens soient plus ou moins susceptibles à croire les histoires les moins probables ? Faites des recherches en ligne pour informer et justifier votre réponse. 

Dans son livre The Digital Plenitude, Jay David Bolter décrit le concept psychologique de « flux » (flow en anglais) numérique qui nous pousse d’un contenu au prochain contenu dans une chaîne ininterrompue. Essayez de trouver un de ces exemples en ligne qui illustre ce phénomène. 

Les caisses de résonance médiatiques les plus alarmantes aboutissent parfois à des conséquences graves et inattendues. En 2019 des milliers de flics américains ont été publiquement dénoncés pour leurs commentaires racistes et islamophobes sur Facebook par le projet Plain View. Or, vaut-il mieux protéger ces espaces numériques au nom de la liberté de parole, ou devrait-on activement censurer les voix les plus intolérantes et haineuses ? (Comme celle d’Alex Jones d’Infowars, qui a été banni par toutes les grandes plateformes en 2018.) Qu’en pensez-vous ? 


IV. Stylistique – Par ailleurs, d’ailleurs, ailleurs 

Pour ceux qui apprennent le français, il est facile de confondre par ailleurs, d’ailleurs, et ailleurs. Voici quelques exemples concrets en contexte qui vous aideront à mettre les choses au clair ! 

Par ailleurs : en plus, en outre, d’un autre côté, d’autre part ; signale parfois une opposition

  • Les nouveaux médias ne présentent pas les mêmes contenus à tous les usagers. Par ailleurs, les grandes plateformes cachent activement des contenus qui nous feraient découvrir de nouvelles perspectives. 
  • Les algorithmes actuels ne sont pas en mesure de déterminer nos régimes médiatiques idéaux. Par ailleurs, les grandes plateformes ne voient pas l’intérêt d’un régime médiatique équilibré qui ne serait pas rentable. 
  • On a tous raison de se méfier des sondages louches sur Facebook, même si par ailleurs les risques sont souvent exagérés. 

D’ailleurs : à propos, en fait ; apporte parfois une précision, explication ou preuve

  • J’ai toujours détesté les alertes sur mon smartphone. C’est d’ailleurs pour ça que je n’utilise plus Twitter. 
  • Lydia a enfin décidé de passer moins de temps sur les réseaux sociaux. Elle a d’ailleurs déjà supprimé ses comptes les plus chronophages.   
  • La distraction au volant constitue une menace pour la sécurité publique. On a d’ailleurs une nouvelle loi qui sera implantée et mise en vigueur l’année prochaine. 

Ailleurs : dans un autre lieu

  • Bien que les réseaux sociaux chinois soient sous surveillance par le gouvernement, de tels programmes existent ailleurs dans le monde. 

À vous ! – Recherche en ligne : Essayez de trouver une phrase en contexte pour par ailleurs, d’ailleurs et ailleurs.Faites vos recherches sur les différents types de sites web en utilisant deux ou trois mots du glossaire en bas. 

par ailleurs

d’ailleurs

ailleurs


Notes et suggestions de lecture 

Wall Street Journal : Citation d’Eric Schmidt sur le ciblage individuel
https://www.wsj.com/articles/SB10001424052748704901104575423294099527212

L’Atelier BNP Paribas : Les médias sociaux et les caisses de résonance
https://atelier.bnpparibas/life-work/article/les-medias-sociaux-caisse-resonance-polemiques

The Atlantic : Pourquoi les nouveaux médias exacerbent-ils le discours politique actuel ?
https://www.theatlantic.com/technology/archive/2019/05/why-social-media-ruining-political-discourse/589108

REFSICOM : L’innovation technologique et crise d’identité professionnelle des journalistes 
http://www.refsicom.org/337

The Guardian : La mort d’un bastion du conservatisme
https://www.theguardian.com/commentisfree/cifamerica/2008/dec/19/paul-weyrich-dead-american-conservatism

Le Figaro : Le lien entre vaccin et autisme
http://sante.lefigaro.fr/article/une-vaste-etude-dement-une-nouvelle-fois-le-lien-entre-vaccin-et-autisme/

YouTube : Ted Talk d’Eli Pariser
https://www.youtube.com/watch?v=B8ofWFx525s

Olivier Quelier : Walter Williams et le credo des journalistes
https://grandeursrvitude.wordpress.com/2015/11/18/walter-williams-le-credo-des-journalistes/

NBC News : Les policiers de Philadelphie et le projet Plain View
https://www.nbcnews.com/news/us-news/13-philadelphia-police-officers-who-made-racist-offensive-facebook-posts-n1031341

STLToday : Les policiers de Saint-Louis impliqués par le projet Plain View
https://www.stltoday.com/news/local/crime-and-courts/police-investigate-racist-and-anti-muslim-facebook-posts-linked-to/article_806d495b-c22b-5e61-bb03-3187a6abb11c.html