Les coûts exceptionnels des médias gratuits

En France, l’industrie du journalisme repose sur une base essentiellement fausse, c’est-à-dire plus particulièrement sur les abonnements que sur les annonces. Il serait désirable que ce fût le contraire qui eût lieu.

Émile de Girardin, 1838, dans une déclaration prophétique bien avant l’ère numérique

En étudiant les nouveaux médias, on finit par comprendre qu’il n’y a rien de nouveau là-dedans. La presse de nos jours affronte les mêmes problèmes que la presse du dix-neuvième siècle. En effet, le gros défi des organes de presse demeure bien le même depuis belle lurette : comment minimiser le prix d’un abonnement au journal (ou au site) pour atteindre un public le plus large possible ? Émile de Girardin, journaliste, homme politique et fondateur de La Presse (1836), voyait une solution innovatrice dans la publicité. Il s’est rendu compte assez tôt dans sa carrière qu’il pouvait publier son journal à moitié prix grâce aux annonces. Or, pour mieux contextualiser l’importance de son modèle d’affaires avant-gardiste, il faut comprendre que la presse française se composait pendant longtemps principalement de journaux de partis. Ces journaux étaient affiliés ou parfois même établis par des partis politiques. Pas facile alors de trouver une presse vraiment indépendante ou même d’éviter une presse ouvertement partielle à l’époque. Étant donné ce triste état du journalisme français, il est peu étonnant que quelqu’un comme Girardin se pose la question clé : n’y a-t-il pas un meilleur moyen de financer un journal ? 

Certes, la publicité dans les journaux existait déjà, mais c’est Girardin qui a changé les règles du jeu en s’opposant au modèle dominant des journaux de partis. En adoptant son nouveau modèle commercial, Girardin a irréversiblement bouleversé les pratiques journalistiques ainsi bien que la profession. Le reste appartient à l’histoire : la publicité et la presse vont de pair et les deux sont devenues indissociables. Les annonces permettent des prix raisonnables tout en donnant de la crédibilité aux journaux. Quelle belle évolution, donc, d’échapper à la pression éditoriale des partis politiques ! Les journaux pouvaient enfin publier des infos plus objectives (en principe) sans s’inquiéter du soutien financier des mécènes partiaux. Mais, là, avec le recul, on observe que cette évolution est un bel exemple de la loi des conséquences imprévues. On s’est vite habitué aux annonces et aux prix abordables des journaux, et on s’est appuyé sur le modèle de Girardin cent ans plus tard pour financer la radio et ensuite les chaînes de télévision. Au moment de financer les médias numériques, il n’y avait qu’une solution viable sur la table : la publicité. Pour rappel, il n’y avait pas de moyen de payer quoi que ce soit en ligne au début de l’ère numérique, et les gens restaient réticents pendant longtemps lorsque confrontés à l’idée de payer par carte bancaire sur internet. 

Le rôle des annonces dans les médias est devenu si important que les organes de presse ne peuvent plus s’en passer sans beaucoup de difficulté. La réussite ou l’échec des médias modernes s’explique surtout par la rentabilité des publicités affichées aux lecteurs. Il s’avère que les abonnements représentent très peu des revenus des médias numériques. Selon un sondage qui est sorti en 2018, seulement 9 % des Français paient pour lire des journaux en ligne. Le faible nombre d’abonnés payants est certainement dû en grande partie à la quantité accablante de contenu gratuit qui se trouve en ligne. Grâce à la publicité, on peut très facilement se tenir au courant des actualités sans dépenser un centime.

Tableau 7 : % des lecteurs qui ont payé pour de l’information en ligne en 2018.

aux États-Unis 16 %
en Belgique  11 %
en Suisse 11 %
au Canada 9 %
en France 9 %

Alors, quelle est l’importance de tout cela ? Qu’est-ce que cela nous coûte de consommer gratuitement les infos sur internet ? Quelles sont les conséquences néfastes d’un tel système de financement ? Hélas, les problèmes sont multiples. Commençons par le fait que la publicité est devenue nécessaire, mais pas suffisante pour assurer la survie des journaux. Prenons l’exemple récent du Groupe Capitales Médias qui publie six quotidiens importants au Québec. Confrontés à 26 millions de dollars canadiens de dette, ces six journaux sont entrés en procédure de faillite en 2019. Le gouvernement canadien a généreusement accordé un prêt d’urgence à GCM pour éviter la fermeture immédiate des quotidiens. Le soutien de l’État ainsi bien que des mesures fiscales radicales ont permis à GCM de survivre pour l’instant. Lors de la saga de GCM, le premier ministre canadien Justin Trudeau s’est exprimé ainsi : « Nous sommes très préoccupés par le sort des médias à travers le pays. Une presse libre et forte est essentielle au bon fonctionnement de notre société. »

Gilles Vandal, ancien professeur de l’Université de Sherbrooke, explique qu’il s’agit d’une véritable crise de la presse. Dans une chronique pour Le Soleil (un des journaux de GCM), Vandal note que 23 % des journaux américains ont disparu depuis 2003 et les abonnements ont chuté de 40 %. Par ailleurs, les journaux régionaux et nationaux continuent à disparaître à une vitesse inquiétante. Vandal nous rappelle qu’on a malheureusement tendance à sous-estimer le rôle de surveillance joué par la presse. Sans une presse forte, il note que « cela devient plus facile pour des personnes corrompues de tirer avantage du système économique et politique. » De toute évidence, la presse gratuite ne permet pas une presse saine et libre. Sans les abonnements payants, l’avenir de la presse reste en danger mortel. En outre, le cycle du déclin de la presse est maintenant bien compris : on perd des abonnés aux sites gratuits, la maison touche moins d’argent, la qualité des reportages baisse en conséquence, et on finit par avoir moins d’abonnés, ce qui garantit la fin du journal. Dans les meilleurs des cas, comme celui du Canada, l’État prête de l’argent aux journaux en faillite, mais là on risque de recréer un monde plein de journaux de partis et de médias nationaux.  

La sociologue des médias Monique Dagnaud résume le paradoxe de la presse ainsi : « jamais elle n’a été autant lue, jamais elle n’a autant souffert économiquement ». Les internautes s’intéressent plus que jamais aux infos et aux journaux, mais ils sont pourtant de moins en moins nombreux à s’abonner pour les sauver. Dans l’ère numérique, il semble que la culture de la gratuité soit devenue irrésistible. Or, à un moment donné, il faut reconnaître que cela coûte trop cher de ne rien payer pour les infos qu’on consomme. Par ailleurs, on ne fait que gratter la surface du problème auquel on fait face. À part la disparition des journaux, le modèle économique actuel de la presse invite d’autres problèmes déjà traités dans ce cours : la monétisation de notre attention, le matraquage médiatique, la presse à sensation, les pièges à clics et les campagnes de désinformation et de propagande, pour n’en nommer que quelques exemples. 

Girardin n’appréciait pas le modèle économique dominant des journaux de son époque. Il croyait sincèrement qu’on pouvait faire mieux en s’appuyant sur la pub. Il se plaignait avec verve que l’existence des journaux était « soumise au despotisme étroit de l’abonné. » La presse moderne est pourtant à la recherche de despotes (clients) pour financer ses entreprises. Bref, on reste bien loin d’un système idéal pour maintenir la qualité des infos publiées dans la presse. En attendant une solution viable à cette crise médiatique, il serait bien de se rappeler que ce qu’on ne nourrit pas n’a aucune chance de survie à long terme. Si rien ne change aux modèles de financement actuel, les internautes finiront par comprendre un jour ou l’autre que c’est bien trop cher la gratuité. 





Quelques questions de réflexion

Les annonces sur internet sont très souvent intrusives et peuvent rendre difficile la lecture de certaines pages. Il existe des outils numériques pour bloquer ces publicités mais qui privent les sites de leurs revenus. Dans ce cas, s’agit-il de vol ? Est-ce que cela vous semble contraire à l’éthique, moralement contestable ou inapproprié de contourner les annonces qui financent ces sites ? 

Le financement des chaînes de télévision publique en France vient principalement de la redevance audiovisuelle (138 € par an en 2020). Cette taxe, qui date de 1933, concerne uniquement les postes de télévision, et aucune redevance n’est à payer quand on regarde la télévision sur internet. Pensez-vous qu’une redevance internet soit une solution aux problèmes liés au financement des médias numériques ? 


Tâches pour aller plus loin 

Le succès du quotidien La Presse s’explique surtout par sa nature abordable, mais Girardin s’est penché également sur la formule du roman-feuilleton pour augmenter son lectorat. Faites des recherches pour découvrir en quoi consiste un roman-feuilleton et pour voir lesquels des grands écrivains français figurent dans les pages de la Presse du dix-neuvième siècle. 

Un des arguments en faveur du modèle d’Émile de Girardin était la possibilité de fournir aux lecteurs des informations plus objectives et plus fiables. La publicité ne garantit pas pourtant l’absence de fausses nouvelles — faites des recherches pour comprendre comment le journal de Girardin en est tombé victime. Qu’est-ce qui s’est passé et quel fut le sort ultime du quotidien ? 


Stylistique – L’accord du participe passé conjugué avec
« avoir ». 

N’oubliez pas que le participe passé s’accorde avec le COD (complément d’objet direct) lorsque celui-ci se trouve devant un verbe conjugué avec l’auxiliaire avoir. Dans cette leçon on verra des exemples en contexte qui vous aideront à mettre les choses au clair. 

Comparez : 

  • Les Français ont payé à contrecœur la redevance audiovisuelle. 


« la redevance » suit le participe passé 

  • La redevance que les Français ont payée reste vitale au financement des médias publics télévisés. 


« la redevance » précède le participe passé 

Dans la deuxième phrase, on constate que le participe passé
« payée » s’accorde au féminin et au singulier avec
« la redevance ». 

Comparez également ces exemples trouvés sur Twitter : 

  • Google a indiqué que les publicités perturbatrices sont strictement interdites.

« publicités » s’accorde seulement aux adjectifs perturbatrices et interdites

  • Près de 600 applications ont été supprimées du Google Play Store puisque les développeurs abusaient de publicités invasives.

    « supprimées » s’accorde au féminin et au pluriel puisque
    « les applications » précèdent le participe passé. 

À vous ! – Encerclez le bon choix dans les phrases suivantes. 

« Plus de 500 000 conversations privées sur WhatsApp ont été (indexé / indexés / indexée / indexées) par les moteurs de recherche et sont accessibles en quelques clics depuis Google, Bing et
Yahoo. »  – phonandroid.com

« Le marché de la publicité en ligne continue d’afficher une santé au beau fixe selon le dernier Observatoire de l’e-pub, dont les résultats ont été (dévoilé / dévoilés / dévoilée / dévoilées) le 30 janvier. » 
https://www.e-marketing.fr


Notes bibliographiques et suggestions de lecture 

Emile de Girardin : Les Droits de la Pensée : Questions de Presse, 1830-1864 https://www.amazon.fr/Droits-Pensee-Questions-1830-1864-Classic/dp/1334851794 

ACE Project :  Les partis politiques qui ont établi leur propre organe de presse
https://aceproject.org/main/francais/pc/pcd01a04.htm 

The Atlantic : Les journaux de partis au 19e siècle https://www.theatlantic.com/ideas/archive/2018/12/post-advertising-future-media/578917 

Le Monde : On continue à pivoter vers des modèles payants
https://www.lemonde.fr/actualite-medias/article/2019/01/10/en-2019-la-conversion-des-medias-a-l-abonnement-payant-se-poursuit_5407021_3236.html