Les bouquins imprimés dans l’ère numérique

« Pour cette question, j’avoue que je suis un peu ringard – quand je meurs je voudrais laisser à mes enfants une salle pleine de livres, pas un objet en plastique auquel il faudra deviner le mot de passe. »

Lev Grossman, auteur américain de la trilogie « Les Magiciens », 2014

A un moment donné, vous vous êtes peut-être posé la question suivante : à quoi ça sert de lire un livre imprimé ? En effet, au premier regard, les avantages ne sont pas forcément évidents. Même si vous avez une forte prédilection pour le papier et l’encre, pour une raison quelconque, comment pourriez-vous justifier cette préférence médiévale dans l’ère numérique ?  Les livres sont lourds, leur production et livraison coûtent cher, et ce n’est pas possible d’effectuer une simple recherche de mots-clés comme on le fait facilement sur des liseuses modernes. En outre, n’oublions pas qu’on fait tomber de millions d’arbres chaque mois pour produire des bouquins et des magazines ! Pour ceux et celles qui aiment lire, la production d’un Kindle a moins d’impact écologique qu’une quantité élevée de livres en papier. Les écrans de poche sont donc plus pratiques, plus rapides et plus verts en ce qui concerne l’empreinte carbone (en tout cas, cela est vrai pour les lecteurs voraces). Cependant, les livres imprimés demeurent sacrés aux yeux de certains, et ceci n’est pas tout à fait sans fondement. Dans cette leçon nous allons examiner le rôle et l’intérêt des livres physiques dans un monde de plus en plus virtuel.  

Un thème récurrent au cœur des dernières leçons est celui de notre attention, qui reste, malgré les efforts des grandes plateformes, une ressource épuisable. Mais si on a du mal à se concentrer, est-ce que c’est vraiment la faute aux nouveaux médias ? Même en lisant un livre traditionnel qui n’affiche pas les alertes constantes, l’esprit risque de vagabonder aux autres pensées. On connaît tous cette expérience inquiétante qui consiste à tourner les pages d’un bouquin sans absorber leur contenu. Rien de plus normal qu’on fasse un petit tour en arrière pour relire un petit paragraphe ou même des pages entières. Avouons alors que la distraction fait partie de la condition humaine et on y est tous susceptibles. Certes, d’un point de vue évolutionnaire, une concentration non brisée risque d’avoir de mauvaises conséquences. Il est donc parfois vital de tourner notre attention à ce qui bouge dans l’herbe !  Pourtant, on a visiblement besoin de se concentrer pour apprendre et pour acquérir de nouvelles compétences et aptitudes. A cet égard, il serait logique d’essayer de minimiser autant que possible les distractions qui ne mettent pas la vie en danger. Or, si les êtres humains sont facilement distraits, même en lisant un roman captivant en papier, par quel miracle va-t-on arriver à se concentrer sur un appareil connecté au cloud ? 

Il serait injuste de continuer sans souligner la différence entre un appareil « multitâche » comme un iPad et une liseuse simple comme un Kindle de base. Ce dernier a été conçu justement pour respecter et conserver autant que possible l’expérience traditionnelle de la lecture. Dans ce cas, il s’agit d’un appareil monotâche, juste comme un livre imprimé. D’après certains chercheurs, le problème principal des appareils connectés est que leurs usagers sous-estiment le coût cognitif de passer d’une tâche à l’autre. Alors que cela peut nous sembler raisonnable et bien efficace de gérer deux choses au même temps, les conséquences sont en fait assez lourdes. Les études américaines montrent que les efforts d’augmenter notre productivité (en faisant plusieurs choses simultanément) ne finissent que par augmenter les erreurs et le temps nécessaire pour accomplir toutes les tâches en question. Pour ceux qui cherchent à rester efficaces, productifs, tout en minimisant les erreurs, il vaut mieux se débrancher d’internet. Il s’avère que l’interruption constante est l’ennemi de la concentration et de l’apprentissage. Un des avantages notables d’un livre traditionnel est le manque des notifications nuisibles qui s’affichent inlassablement et qui brisent notre attention précieuse. 

Certains diront qu’une liseuse non connectée leur permet d’atteindre un état de flux ininterrompu lors de la lecture. Alors que cela est sans doute vrai, il semble que les livres traditionnels aient d’autres avantages qui ne sont pas encore bien compris par les chercheurs. Quand les deux formats sont comparés, plusieurs études ont montré des gains de compréhension pour ceux qui lisent le même texte sur papier. Il est possible que ce phénomène soit dû au fait que la mémoire est facilitée par l’orientation spatiale et la nature physique des livres. Le philosophe et écrivain suisse Alain de Botton résume son expérience avec son Kindle ainsi : « Je suis un apostat récent des livres numériques. Je me suis rendu compte que je ne pouvais pas me souvenir à long terme de ce que j’ai lu sur mon Kindle. C’était comme si je ne l’ai jamais lu. »  Il semble que cette observation, qui reste purement anecdotique, explique un peu les particularités des livres physiques, qui ont beaucoup moins en commun avec leurs homologues numériques que l’on croyait.  

Larchet (p. 63), pour sa part, explique que « beaucoup de lecteurs classiques ont noté combien l’existence physique du livre, la possibilité de le voir en entier, de le sentir et de le toucher, joue un rôle important non seulement dans le rapport du livre, mais dans le rapport au texte et la nature de la lecture. » Cet auteur avance l’idée que le caractère physique d’un bouquin permet au lecteur de mieux saisir son contenu, puisque le texte est plus réel, et moins virtuel. Effectivement, on voit chez plusieurs auteurs et lecteurs une forte préférence pour les livres physiques, et cette tendance n’est pas limitée aux gens d’âge moyen ou avancé. Une étude qui est sortie en 2018 a examiné la notion de « propriété numérique », une autre idée qui mérite notre attention. Il s’avère que les jeunes (de la génération Y) accordent plus de valeur aux objets réels, comme des bouquins physiques. D’après l’étude, le sentiment de propriété est plus faible pour tout ce qui est numérique. On a moins de contrôle sur un objet virtuel, et ces cyberobjets ne nous définissent pas au même titre qu’un objet physique. Si l’objet en question n’arrive pas à renforcer ou peindre un peu notre identité ou suggérer qui nous sommes, cela ne nous aidera pas à établir notre caractère unique dans une société hétérogène. Une chemise stylée physique, par exemple, évoque un sentiment de propriété et d’identité plus fort que le même vêtement mis sur un avatar, d’où vient son importance, et peut-être l’importance des livres physiques au XXIe siècle. On ne peut qu’émettre des hypothèses à ce stade, mais il est clair que les livres physiques ont quelque chose de plus concret et de plus réel pour certains lecteurs. 

Les détracteurs des nouveaux médias ajouteraient à cette discussion que les textes numériques que nous lisons risquent de s’évaporer du jour au lendemain. Cela peut sembler farfelu, mais en 2009 Amazon a soudainement supprimé à distance de milliers d’exemplaires de livres numériques. La grande ironie de cette affaire est qu’il s’agissait des ouvrages de l’auteur futuriste George Orwell ! Impossible de ne pas évoquer l’idée dystopienne/orwellienne que « Big Brother vous regarde ! » D’ailleurs, cet effacement en masse inattendu n’est pas un cas isolé, car ce problème continue aujourd’hui chez d’autres entreprises. Figurez-vous que dix ans plus tard en 2019, c’est Microsoft qui décide de supprimer tous les livres jamais vendus sur sa plateforme. On aura du mal à se concentrer sur un texte qui disparaît tout bonnement dans la nature. Un argument favorable de plus au livre traditionnel, c’est que les décisions commerciales ne détruisent pas nos collections soigneusement assemblées de bouquins physiques ! Pour ça il faut des bons vieux moyens, comme une catastrophe naturelle, au lieu d’une virtuelle. 

Certes, ce débat continuera dans les années qui viennent, mais pour l’instant, il y a de bonnes raisons de soupçonner que la lecture traditionnelle restera le médium de choix pour un grand nombre de lecteurs. Si on s’interroge sur la question de l’impact ou de l’importance des livres imprimés, on finira sans doute peu satisfait. Notons qu’il y a des avantages considérables pour les deux formats, et les prédilections des lecteurs modernes sont bien partagées. La question au cœur du débat, s’il y en a un, c’est de déterminer ce qu’on va privilégier dans l’ère numérique : la concentration, l’apprentissage, l’environnement, le côté pratique, la nostalgie, la commodité, l’expression personnelle ? On laisse cette question au lecteur de ce bouquin (qui a heureusement choisi un texte numérique !)





Questions de réflexion 

Quant au choix du format du texte (imprimé ou numérique), quels sont les facteurs les plus déterminants/importants pour vous ? 

Avez-vous tendance à oublier ce que vous lisez ? Croyez-vous que le format joue un rôle déterminant en ce qui concerne la remémoration ou la compréhension ?

Pour les appareils multitâches, comme un ordi ou un smartphone, il existe une vaste gamme d’applications qui cherchent à minimiser le problème de l’attention partagée. Que pensez-vous de ces softwares ? 


Tâches pour aller plus loin

Qu’est-ce que c’est que la consommation ostentatoire, et quel est le rapport avec la notion de propriété numérique/physique 

Le professeur Cal Newport de l’Université de Georgetown a publié un livre sur la question du minimalisme numérique. Faites des recherches pour explorer un peu cette notion – dans quelle mesure le minimalisme numérique est-il la cause de notre inattention ? 

On dirait que la France et les Français maintiennent un rapport hors pair avec les librairies traditionnelles qui restent sous protection de l’État. Faites des recherches pour mieux comprendre cette protection (en quoi consiste-t-elle) et formulez une hypothèse qui explique ce phénomène unique dans le monde. 


Stylistique – quand, lors de, lorsque, pendant.

Dans un premier temps, « quand » est tout simplement un mot interrogatif qui sert à formuler des questions genre « Quand va-t-on dîner ce soir ? »  ou bien « Quand va-t-on interdire les portables au volant ? »   Le mot « quand » est également utilisé pour exprimer « chaque fois que », comme on voit dans cet exemple : « Quand je m’ennuie, je sors mon téléphone ». 

« Lorsque » pourrait remplacer « quand » si le sens est « au moment que », comme dans les exemples suivants :

  • Je lisais un bouquin imprimé (quand / lorsque) mon iPhone a vibré dans ma poche. 
  • (Lorsque / quand) j’ai supprimé toutes mes applis sociales, je me suis senti plus libre que jamais. 
  • Les écoliers se concentreront mieux l’année prochaine (lorsque / quand) leurs écrans seront interdits dans les salles de classe. 

« Lorsque » est parfois utilisé pour exprimer « alors que », comme on voit dans cet exemple : 

  • J’ai choisi un livre numérique lorsqu’il a fallu acheter un bouquin physique. 

Quant aux prépositions « lors de » et « pendant », c’est une question de nuance et de précision. Examinons maintenant deux phrases qui se ressemblent : 

  • Sophie était complètement absorbée par sa liseuse pendant le trajet à Nice. 

→ pendant le trajet entier

  • Sophie était souvent absorbée par sa liseuse lors du trajet à Nice. 

→ à un certain moment du trajet 

→ pas pendant tout le trajet 

À vous !

  • Les ouvriers chinois de Foxconn ont travaillé 
    (quand / lors de / lorsque / pendant) tout le week-end pour ne pas manquer la date limite d’Apple. 
  • (Quand / Lors de / Lorsque / Pendant) sortira le nouvel épisode du podcast québécois Distorsion ?
  • Anne-Marie a tendance à se perdre 
    (quand / lors de / lorsque / pendant) la lecture, même quand le texte est intéressant.

Notes et suggestions de lecture 

Huffington Post : Citation de Lev Grossman sur les liseuses
https://www.huffpost.com/entry/lev-grossman-interview_n_5635745

Eco Guide : Le choix écologique d’une liseuse
https://friendoufaux.com/biblio.php?id=6bhttps://theecoguide.org/books-vs-ebooks-protect-environment-simple-decision

New York Times : Le coût cognitif de passer d’une tâche à l’autre
https://www.nytimes.com/2013/05/05/opinion/sunday/a-focus-on-distraction.html

Science Direct : Les appareils multitâches à la fac et l’apprentissage
https://www.sciencedirect.com/science/article/pii/S0360131512002254

Chronicle : Le problème des ordinateurs non connectés à la fac
https://chroniclevitae.com/news/697-the-surprising-secret-to-better-student-recall

Chronicle : Les livres imprimés – comment gagner du crédit supplémentaire
https://www.chronicle.com/article/And-for-Extra-Credit-Read-a/246357?fbclid=IwAR3cEJJHMumarjg4qaw67b-ZESp-spisUhQiRFkK2EVLJwe7_iSbBkStv60

New York Times : Le mythe du multitâche
https://www.nytimes.com/2019/01/13/smarter-living/how-to-actually-truly-focus-on-what-youre-doing.html

Telegraph : Les écrivains préfèrent les livres traditionnels
https://www.telegraph.co.uk/culture/books/10193467/Authors-stand-up-for-traditional-books-over-e-books.html

Huffington Post : Entretiens avec des écrivains sur des liseuses
https://www.huffpost.com/entry/print-ebooks-interviews_n_5696229

Journal of Publishing Culture : L’état de flux lors de la lecture; le choix du format
https://journalpublishingculture.weebly.com/uploads/1/6/8/4/16842954/howell.pdf

Electronic Markets : La propriété numérique
https://link.springer.com/article/10.1007%2Fs12525-018-0293-6

Futurity : La propriété numérique
https://www.futurity.org/books-e-books-reading-1767092-2/

Gizmodo : On supprime à distance nos livres ! 
https://gizmodo.com/ebooks-purchased-from-microsoft-will-be-deleted-this-mo-1836005672

Journal of the Association of Consumer Research : Les portables hors de portée !
https://www.journals.uchicago.edu/doi/full/10.1086/691462?fbclid=IwAR0-mde6yvYaCJ7XS9hhHeMEzdy6VR40bwqHdhiYbCzCsexJBxqrzYx-MZ4&

Productivyou : Cal Newport et le minimalisme numérique – comment reprendre contrôle 
https://productivyou.com/minimalisme-digital-reprendre-controle/?cn-reloaded=1