Néo-luddisme et les technologies de rupture
« Je vous affirme que le magnétoscope est au producteur de films américain et au public américain ce que l’étrangleur de Boston est à la femme seule à la maison. »
-Jack Valenti, ancien président de la MPAA, en 1982 devant le Congrès des États-Unis
Force est de constater que l’émergence de nouvelles technologies provoque de vives critiques de ceux qui envisagent une transformation néfaste de la société. De manière prévisible, l’innovation est vite suivie par la panique totale de certains détracteurs. Ces derniers nous mettent en garde contre un avenir cauchemardesque dans lequel nous confrontons la fin de la civilisation telle que nous la connaissons. Même la fameuse presse typographique de Gutenberg ne fait pas exception. En 1492, on voit la parution de De laude scriptorium, un ouvrage qui met en relief les risques et les dangers spirituels associés au livre imprimé. Il s’avère que l’invention qui nous mène à la perdition n’est autre que celle de l’imprimerie. Soyez donc prudents, les amis – votre salut éternel repose sur la supériorité incontestable du manuscrit ! Or, bien qu’on puisse pardonner au moine du quinzième siècle qui a écrit (à la main ?!) cette mise en garde, on continue d’observer une résistance tenace à l’innovation. Effectivement, l’histoire se répète inlassablement, et plus ça change, plus c’est pareil. Mais d’où vient cette techno-panique et comment s’explique-t-elle ? Comme on verra par la suite, c’est parfois lié au sort de l’humanité et à notre avenir collectif, mais c’est très souvent juste une question de fric.
La résistance au changement technologique semble directement proportionnelle au potentiel de l’innovation en question. Il est donc peu surprenant qu’on s’inquiétait autant il y a 500 ans. L’apparition de la presse typographique a tout changé et l’impact colossal de cette invention extraordinaire demeure complètement incommensurable. Dès qu’une nouvelle technologie puissante émerge, et l’histoire ne manque pas d’exemples, on examine minutieusement et sans relâche tous ses dangers possibles. Cela est encore plus vrai quand il s’agit de nouveaux systèmes qui permettent la diffusion de masse de l’information. Les exemples les plus connus sont sans doute la presse, la radio, la télévision et internet. Puisqu’il en est ainsi depuis toujours, il est peu étonnant que quelqu’un de nos jours se demande : Internet rend-il bête ? Cette question est le titre du best-seller de Nicholas Carr dans lequel il suggère qu’internet endommage notre capacité de se concentrer, de contempler et de stocker de nouvelles informations. Bof, rien de nouveau ici-bas ! Les Grecs anciens ont tenu des propos similaires sur des livres pendant l’antiquité. Après tout, que deviendrons-nous sans la tradition orale ? Choisissez votre siècle et vous y trouverez le même refrain : Érasme, Descartes et Voltaire se sont tous les trois plaints de la multiplication de bouquins et d’informations. Il y avait par le passé, il y a maintenant et il y aura toujours des gens qui se méfient (parfois à juste titre) des changements importants dans le monde.
Ceux qui s’inquiètent le plus dans cette longue histoire sont sans exception ceux qui ont le plus à perdre. En outre, quand il s’agit du gagne-pain de nombreuses personnes, la violence devient de règle. Notamment, il y a l’exemple des luddites pendant la révolution industrielle en Angleterre. L’innovation incroyable de cette époque a vu la décimation de plusieurs professions traditionnelles. Bien sûr que la société ne reste pas les bras croisés face à de tels changements. Au contraire, on lutte, on résiste et on sabote les machines qui cherchent à nous remplacer. Certes, l’histoire nous apprend qu’il est inutile d’essayer d’arrêter le progrès technique, pourtant cette lutte continue deux siècles plus tard. On parle même de néo-luddisme, qui consiste en tout effort actuel d’empêcher la marche moderne du progrès. Parmi les technophobes et les ouvriers qui s’opposent à l’automatisation des systèmes de production, il y en a qui cherchent activement à vandaliser ou détruire les machines pour des raisons existentielles, idéologiques ou financières. Mais à un moment donné il faut finir par accepter qu’on nage inutilement à contre-courant pour maintenir le statu quo. Quoi qu’on fasse, nul n’arrête le progrès, et très peu d’efforts arrivent à le ralentir.
Jusqu’ici, on n’a pas encore évoqué l’intérêt des grandes entreprises de limiter l’impact de nouvelles technologies. Il vaut pourtant le coup de s’interroger rapidement sur quelques exemples instructifs. En effet, pourquoi les énergies vertes sont-elles toujours à la traîne ? Comment comprendre la résistance politique à l’économie collaborative ? Comment expliquer le fait que les fournisseurs d’accès internet sont contre la neutralité du net ? Et pour reprendre un titre d’un documentaire américain qui est sorti en 2006, Qui a tué la voiture électrique ? (Ce n’est que récemment, grâce à Tesla, qu’on ne se pose plus cette dernière question.) Hélas, il semble que toute innovation extérieure constitue une menace directe aux modèles d’affaires existants. Cela n’est pas du complotisme, c’est du capitalisme, pur et dur. Les sociétés achètent de manière stratégique d’autres sociétés au lieu de se concurrencer. Certes, parfois cela libère de nouvelles technologies, mais souvent le but immédiat est de les retirer du marché. Pourquoi innover quand c’est mille fois plus facile d’acheter ?
Le grand souci dans toute cette histoire se résume ainsi : comment monétiser demain ce qu’on faisait payer hier ? Il y a vingt ans, les petites annonces étaient rentables pour les journaux, mais aujourd’hui on a recours à Craiglist et à d’autres services gratuits. Il y a quinze ans, on achetait des CD au lieu d’écouter de la musique en streaming sur Spotify. Il y a dix ans, on regardait des DVD comme des hommes des cavernes ! Encore une fois, l’arrivée de l’ère numérique a tout bouleversé. Le terme technologie de rupture désigne toute technologie qui en remplace une autre tout en transformant le marché dominant. À cet égard, on comprend que les nouveaux médias ont transformé de nombreux marchés importants et s’imposent de plus en plus dans divers domaines. On ne fait que commencer à comprendre l’ampleur des ruptures associées à cette révolution médiatique. La seule chose dont nous sommes certains c’est que chaque nouvelle technologie de rupture se heurte inévitablement à la résistance.
La résistance à l’innovation prend donc deux formes distinctes qui entretiennent toutes les deux un sentiment de perte important. Dans un premier temps, il y a ceux qui se font du souci pour le déclin assuré de notre santé cognitive ou morale. Dans un deuxième temps, il y a ceux qui anticipent une grosse perte d’argent ou de pertinence professionnelle. Il est difficile de déterminer lequel de ces deux camps a de meilleurs arguments, ou de savoir quels sont les véritables enjeux, mais la question est à l’étude.
Tableau 2 : Exemples des technologies de rupture
Ancien paradigme | Nouveau paradigme |
Tradition orale | Tradition écrite |
Manuscrit | Livre imprimé |
Cheval | Voiture |
Machine à écrire | Ordinateur |
Maison de disques | Sites de partage/Services de streaming |
Réseau de télévision | YouTube/Netflix |
Quelques questions de réflexion
Est-ce qu’on risque d’ouvrir une véritable boîte de Pandore si on ne limite pas nos ambitions technologiques ? Pourquoi, et qu’est-ce qu’on risque par notre action/inaction ?
Les parents de jeunes enfants se font du souci pour la culture de l’écran. À votre avis, s’agit-il d’un vrai problème, ou est-ce de la technophobie banale ?
Tâches pour aller plus loin
Lisez les commentaires sur Amazon.fr pour le livre de Nicholas Carr. Est-ce qu’on critique Carr d’avoir exagéré l’état actuel des choses, ou est-ce que ses soucis sont partagés par ses lecteurs français ?
Essayez de trouver un exemple récent ou historique de la techno-panique. Que disaient les gens à l’époque sur cette innovation ? Quelles prédictions fausses ont été faites par ses détracteurs ?
Stylistique – l’énumération
Lorsque vous rédigez une liste ou décrivez une série d’actions, vous devez coordonner des éléments de même nature et de même fonction sous la même forme grammaticale.
Au lieu de dire :
la presse, la radio et des émissions
Formulez la phrase ainsi, en gardant l’article définitif :
la presse, la radio et les émissions
Il faut également faire attention aux articles partitifs en énumérant :
Les ouvriers s’inquiètent de l’automatisation croissante, de la sécurité de travail et de l’avenir de leurs professions respectives.
Ne mélangez pas les formes grammaticales différentes. Au lieu de dire :
La blogeuse aime lire, écrire, dormir et surtout son chat.
Formulez la phrase ainsi, en gardant la cohérence grammaticale avec un quatrième verbe :
La blogueuse aime lire, écrire, dormir et surtout
passer du temps avec son chat.
Essayez toujours de garder une harmonie dans l’organisation des éléments. Au lieu de dire :
Il serait difficile de ne pas apprécier les wikis accessibles, les blogs instructifs et les podcasts.
Formulez la phrase ainsi, en gardant l’harmonie des adjectifs :
Il serait difficile de ne pas apprécier les wikis accessibles, les blogs instructifs et les podcasts éducatifs.
À vous ! En gardant le thème du cours et les conseils sur l’énumération à l’esprit, essayez de formuler deux phrases originales qui énumèrent quelques aspects sur les innovations de rupture ou sur le néo-luddisme :
a)
b)
Notes bibliographiques et suggestions de lecture
NPR : Citation sur l’étrangleur de Boston
❏ https://www.npr.org/templates/story/story.php?storyId=9870463
TechDirt : La techno-panique au 15e siècle
❏ https://www.techdirt.com/articles/20110119/05022912725/fifteenth-century-technopanic-about-horrors-printing-press.shtml
Entreprises et Culture Numériques : Entre innovation et résistance au changement
❏ http://www.entreprises-et-cultures-numeriques.org/entre-innovation-et-resistance-au-changement
Wiley Online Library : Les innovations de rupture
❏ https://onlinelibrary.wiley.com/doi/full/10.1111/joms.12349
Carr, N. G. (2011). Internet rend-il bête ?, Laffont.
❏ https://www.amazon.fr/Internet-rend-bête-Nicholas-CARR/dp/222112443X
Bulletin des bibliothèques de France (56) : Du livre enchaîné au DRM
❏ https://books.google.com/books?id=76J9kHVOdQUC
Descartes, René : Recherche de la vérité par les lumières naturelles
❏https://fr.wikisource.org/wiki/Recherche_de_la_vérité_par_les_lumières_naturelles
Le Monde : Notre surcharge informationnelle en perspective
❏ http://internetactu.blog.lemonde.fr/2012/03/28/notre-surcharge-informationnelle-en-perspective/
Paléofutur : La mauvaise réputation des nouveaux médias
❏ https://www.rts.ch/info/sciences-tech/8766868-paleofutur-la-mauvaise-reputation-des-nouveaux-medias.html
Le Monde : Protéger le textile français
❏ https://www.lemonde.fr/economie/article/2012/07/09/1686-louis-xiv-interdit-le-port-des-indiennes_1730937_3234.html
Les Echos : L’interdiction des tissus décrétée par Louvois en 1686
❏ http://archives.lesechos.fr/archives/2012/Enjeux/00292-027-ENJ.htm