Le droit à l’oubli numérique, ce n’est pas pour tous
C’est une situation inédite : nos productions, textes, photos, ainsi que les traces laissées sans même le savoir, nous poursuivent à l’infini. Il faut organiser une prescription !
Nathalie Kosciusko-Morizet, Secrétaire d’Etat chargée de l’Economie Numérique, 2009
De nos jours, tout persiste, et les traces laissées sur internet sont pour la plupart insupprimables. Même si on maintient un peu de contrôle sur un blog ou un compte perso, on ne peut rien contre le stockage automatique et massif des services comme Archive.org. Grâce à cet archivage de la toile entière, on peut facilement trouver les sites les plus anciens, supprimés il y a deux décennies par leurs auteurs. Il existe également des sites pirates ou louches qui emmagasinent et reproduisent tous nos Tweets, même ceux qu’on a effacés il y a longtemps. Il suffit d’explorer un peu ces services qui portent des noms comme Twitur, Twitock, et Twipu pour comprendre l’ampleur du problème. Figurez-vous qu’un mème idiot posté entre amis par un ado en 2010 (et supprimé en 2011) pourrait lui coûter toute sa carrière en 2020. Voici le monde dans lequel nous vivons. Faire disparaître un contenu totalement d’internet est devenu presque impossible. Lorsqu’on publie un commentaire ou une photo en ligne, on en perd complètement le contrôle. Certes, il n’est pas nécessaire que les choses soient ainsi pour toujours – il y a notamment des efforts européens actuels pour protéger le droit à l’oubli numérique.
Il est facile de comprendre le besoin ressenti de disparaître du web, tout en effaçant des infos désagréables qui nuisent à notre réputation personnelle ou professionnelle. Peu importe qui vous êtes, on fait malheureusement tous des bêtises dans la vie, même si certains en font plus que d’autres. Les moins chanceux parmi nous doivent faire face publiquement aux incidents regrettables lorsqu’ils sont documentés et partagés en ligne. Examinons maintenant la question au cœur de cette leçon : est-ce qu’on a vraiment le droit d’être oublié ? D’exiger le retrait inconditionnel des infos accablantes du web ? De nettoyer en notre faveur les résultats fournis par les moteurs de recherche ? Pour apporter de la lumière à cette question, il convient de prendre en compte son contexte historique. De façon peut-être surprenante, l’Union européenne pensait déjà à la protection des données personnelles en 1995. Or, étant donné l’importance du respect de la vie privée et familiale dans la Convention européenne des droits de l’homme (1950), on peut comprendre l’initiative de moderniser et de mettre à jour le traité au début de l’ère numérique. Cette nouvelle directive sur la protection des données personnelles prévoit que la collection et le traitement des données personnelles ne sont pas permis sans le consentement de l’individu concerné.
Pour rappel, Google n’existait pas encore en 1995, et il a fallu attendre de nombreuses années avant que quelqu’un tombe victime des résultats peu flatteurs d’un moteur de recherche. Pourtant, c’est grâce à cette directive avant-gardiste que la Cour de justice européenne a pu avancer le « droit à l’oubli » vingt ans plus tard. Votée en 2014 par le Parlement européen, cette législation rend responsables les plateformes des données personnelles traitées sur leurs sites. Il revient par conséquent aux plateformes de fournir des outils pour demander le retrait ou le déréférencement des infos personnelles des citoyens européens concernés. La notion de déréférencement est importante car ce sont les moteurs de recherche qui nous permettent de découvrir et dénicher les détails personnels les plus gênants. Alors, même s’il est devenu impossible de supprimer un certain contenu en ligne pour une raison quelconque, on peut compliquer ou empêcher sa découverte en ciblant les moteurs de recherche. Quant à Google Europe, il y a maintenant une procédure en place et un formulaire simple pour demander la suppression des infos personnelles des résultats affichés. Alors, il semble qu’au moins les Européens aient désormais un moyen et le droit d’être oubliés ! Dans la pratique cependant, rien n’est jamais si simple.
Google traite les demandes de suppression cas par cas, et les critères de déréférencement sont multiples. Par exemple, cette procédure ne concerne ni les personnalités publiques ni les infos qui présentent un intérêt public. Impossible, par conséquent, pour un leader mondial d’exiger le retrait des infos intimes ou accablantes. En outre, et à part les critères pour déréférencer un contenu, il faut également comprendre que ces demandes concernent uniquement l’Union européenne. Même si un citoyen français reçoit une réponse positive à sa demande de déréférencement, son succès sera limité aux versions européennes de Google. Alors, on a peut-être le droit à l’oubli sur Google.fr, mais pas sur Google.ca ni sur Google.com. En effet, les progrès sont lents, et ceux qui cherchent à faire disparaître un contenu du web doivent souvent redoubler leurs efforts en s’en remettant au secteur privé. Pour rappel, là où il y a un besoin rentable non satisfait, il y a des entreprises qui sautent sur l’occasion.
Tableau 6 : Les employeurs américains et les réseaux sociaux (Harris Poll de 2018)
70 % | des employeurs fréquentent des réseaux sociaux pour checker les profils des recrues potentielles |
48 % | des employeurs font des tours sur les réseaux sociaux pour voir ce que font leurs employés actuels |
34 % | des employeurs ont réprimandé ou ont viré un employé à cause des contenus découverts en ligne |
De nos jours, notre e-réputation est plus importante que jamais. Rien de plus troublant que de taper son nom dans Google et de tomber sur un contenu humiliant, surtout lorsqu’on cherche du travail. Alors, coûte que coûte, il vaut la peine d’essayer d’établir une solide réputation irréprochable en ligne. Heureusement, aux grands maux, les grands remèdes ! Lorsqu’il semble qu’il n’y ait plus aucun recours, il y a toujours quelqu’un prêt à présenter ses services. Bien que cela risque de coûter cher, on peut faire appel aux nettoyeurs professionnels du web. Selon le site nettoyeursdunet.com, il faut compter entre 100 € et 200 € par heure pour les services d’un nettoyeur professionnel. On pourrait donc dépenser de milliers d’euros pour faire disparaître les contenus les plus problématiques. Or, il se peut que l’autre scénario (une vie au chômage ou passée à Pôle Emploi) coûterait encore plus cher pour certains.
Parmi les sociétés françaises d’e-réputation, il y a notamment l’Agence CSV qui propose une vaste gamme de services dans ce domaine : supprimer des articles de presse, faire disparaître des avis négatifs ou dénigrants, effacer des contenus diffamatoires, et vous apporter « une solution immédiate pour toute atteinte à la vie privée ». Certes, ce sont de belles promesses de marketing, mais la prudence s’impose de nouveau : si ça semble être trop beau pour être vrai, ça l’est probablement. Même si la Cour de justice de l’Union européenne garantit un droit fondamental à l’oubli numérique, cela reste un droit gravement limité, et son application n’est pas garantie, ni en Europe ni ailleurs. Pour l’instant, les meilleurs espoirs demeurent dans les efforts des usagers de minimiser les contenus gênants, par tous les moyens possibles, et de penser longtemps avant de poster un contenu discutable sur la toile. Comme dans d’autres domaines de la vie, en ce qui concerne notre e-réputation, il vaut certainement mieux prévenir que guérir !
Questions de réflexion
Est-il raisonnable de prendre en compte de vieilles données personnelles des gens dans des décisions d’embauche et de recrutement ? Pourquoi ou pourquoi pas ?
Croyez-vous que les efforts de la Cour de la justice soient futiles ou purement symboliques ? S’agit-il d’une première étape, ou seulement d’une tentative inutile ?
Tâches pour aller plus loin
Bien que les efforts actuels de garantir le droit à l’oubli restent limités, il y a de nouvelles initiatives hors Europe dans l’Amérique du Sud. Faites des recherches pour comprendre les différences des tentatives européennes de celles d’Argentine.
Justin Trudeau, le premier ministre du Canada, s’est excusé en septembre 2019 d’avoir arboré un brownface au cours d’une soirée en 2001. Il s’est peint le visage et le corps en brun pour un déguisement d’Aladdin. Le magazine Time a diffusé la photo qui a été partagée partout dans le monde grâce aux nouveaux médias. Faites des recherches pour trouver l’explication de Trudeau. Existe-t-il un chemin vers la rédemption pour un tel acte ?
Stylistique – La bonne place du pronom relatif
On peut améliorer la qualité d’une phrase en supprimant toute équivoque qui est due au mauvais placement du pronom relatif. Prenons comme exemple la phrase suivante, liée à cette leçon :
- Ma patronne a trouvé un contenu humiliant sur ma page Facebook qui me gêne énormément.
Bien que le sens de la phrase soit communiqué, on pourrait croire que c’est la page Facebook qui est gênante, et pas le contenu qui s’y trouve. On pourrait formuler la phrase ainsi, pour éliminer toute équivoque :
- Ma patronne a trouvé un contenu humiliant qui me gêne énormément sur ma page Facebook.
À vous ! Récrivez les phrases suivantes afin d’éliminer tout malentendu et de lever toute ambiguïté due au placement du pronom relatif.
- Il y a un argument en faveur du droit à l’oubli dans ce document qui est mal construit.
- Certains pays exigent des protections légales pour leurs citoyens qui ne sont pas réalisables dans la pratique.
- Les changements des lois qui sont liés aux droits fondamentaux sont plus compliqués que jamais.
- La Cour de la justice européenne imposera de nouvelles règles aux entreprises de haute technologie qui devront être respectées.
Notes et suggestions de lecture
Le Figaro : Citation de Nathalie Kosciusko-Morizet
http://www.lefigaro.fr/web/2009/11/13/01022-20091113ARTFIG00012-vers-l-instauration-d-un-droit-a-l-oubli-numerique-.php
Next Impact : La justice européenne reconnaît un droit à l’effacement
https://www.nextinpact.com/news/87498-face-a-google-justice-europeenne-reconnait-droit-a-l-effacement.htm
Comment ça marche : Formulaire Google droit à l’oubli
https://droit-finances.commentcamarche.com/faq/39882-formulaire-google-droit-a-l-oubli-adresse-et-mode-d-emploi
Career Builder : Les employeurs vous guettent en ligne (Tableau 6)
http://press.careerbuilder.com/2018-08-09-More-Than-Half-of-Employers-Have-Found-Content-on-Social-Media-That-Caused-Them-NOT-to-Hire-a-Candidate-According-to-Recent-CareerBuilder-Survey
Nettoyeurs du net : Les Tarifs des nettoyeurs
http://nettoyeursdunet.com/e-reputation-les-tarifs-des-nettoyeurs-du-web/
Agence CSV : Nos services
http://www.vous-etes-au-top.com/e-nettoyeurs
CNET France : Comment effacer ses traces sur internet
https://www.cnetfrance.fr/news/comment-effacer-ses-traces-sur-internet-39845848.htm
Commission Nationale de l’Informatique et des Libertés : Effacer des infos personnelles
https://www.cnil.fr/fr/effacer-des-informations-me-concernant-sur-un-moteur-de-recherche
La Presse : Le premier ministre en brownface
https://www.lapresse.ca/elections-federales/201909/19/01-5241893-dautres-images-de-trudeau-maquille-sortiront-disent-les-liberaux.php